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"La France, tu l’aimes mais tu la quittes" : pourquoi des musulmans surdiplômés choisissent l’exil

Parue fin avril, l’enquête « La France, tu l’aimes mais tu la quittes », cosignée par trois chercheurs français, décrit une diaspora française et musulmane en grande partie diplômée ayant choisi le Canada, le Royaume-Uni ou Dubaï pour fuir les discriminations subies en France. Entretien.

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C’est un phénomène inquantifiable. De plus en plus de Français de culture ou de religion musulmanes, issus de l’immigration postcoloniale, très diplômés, quitteraient la France pour s’installer au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis, à Dubaï mais aussi au Maghreb. C’est ce qu’affirme l’enquête « La France, tu l’aimes mais tu la quittes » (éd. du Seuil), un titre en forme de clin d’œil au slogan de l’extrême droite « La France, aimez-la ou quittez-la » en vogue dans les années 1980.

Entre 2011 et 2023, trois universitaires, Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin, ont interrogé 1 070 personnes à l’aide d’un appel à témoignages lancé sur Mediapart puis mené 139 entretiens approfondis. Leur constat est sans appel : des Français de confession musulmane, pratiquants ou non, peinent à trouver leur place en France malgré des parcours universitaires accomplis (54 % des sondés ont un bac+5). Victimes de discriminations en raison de leur nom, leur apparence ou leur religion, de microagressions, les personnes interrogées témoignent d’une « islamophobie » devenue insupportable au point de choisir l’exil. Un phénomène exacerbé depuis les attentats de 2015 mais aussi par le discours antimusulman de certains politiques. « L’islam n’est pas compatible avec la France », affirmait ainsi en 2021 celui qui allait devenir le candidat à la présidentielle du parti d’extrême droite Reconquête!, Éric Zemmour. Entretien avec Olivier Esteves, coauteur de l’ouvrage et professeur des universités en civilisation des pays anglophones à l’université de Lille.

 

France 24 : Pourquoi les personnes interrogées ont-elles décidé de quitter la France ? Se sentent-elles françaises ?

Olivier Esteves : Un certain nombre de personnes interrogées font état, dès leur enfance, d’un processus de discrimination et de minorisation lié au parcours scolaire. Leur sentiment d’appartenance à la nation française a été un peu érodé par ces souvenirs-là. Et moins on est accepté dans les frontières symboliques de la nation française, moins on a tendance, justement, à se sentir français. Néanmoins, le sentiment d’appartenance à la France reste assez fort, notamment depuis le départ du pays. Là est tout le paradoxe : il y a beaucoup de douleur, le manque de la famille… C’est vraiment un poids émotionnel. Pour autant, au moins neuf personnes sur dix ne veulent pas revenir en France. D’où la difficulté à parler d’expatriation, qui présuppose un retour. C’est un réel « brain drain », une fuite des cerveaux, car ces personnes ne veulent pas revenir en France.

Est-ce un échec de la méritocratie à la française ?

C’est exactement ça, mais ce n’est pas un débat franco-français. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, des pays qui ont des systèmes scolaires et des systèmes d’État social complètement différents des nôtres, on en débat aussi. En France, la méritocratie n’est pas liée qu’aux discriminations ethniques ou religieuses, elle est aussi liée à la structuration du système scolaire. De la maternelle jusqu’aux études supérieures, il y a la distinction entre des écoles publiques sous-financées et des structures privées. Et si vous prenez les prépas et les grandes écoles, elles restent quand même majoritairement des lieux de socialisation d’une bourgeoisie blanche.

En France, le terme même d’’islamophobie’ est sujet à débats. Pourquoi ?

La France est un pays où l’on parle systématiquement d’antisémitisme mais où l’islamophobie est niée à la fois par la majorité des politiques et par pas mal de médias. Il y a 20 ans, Kofi Annan, alors secrétaire général de l’ONU, avait organisé un colloque international autour de l’islamophobie. Ici, on continue à débattre sur le fond. On nous assène – comme Caroline Fourest – l’idée que c’est un concept inventé par des mollahs iraniens dans le but de taire toute critique de l’islam et des musulmans. C’est vraiment une exception française. Même si le concept est critiqué ailleurs, il n’y a qu’en France qu’elle est majoritaire. Prenez le conservateur David Cameron en Grande-Bretagne, il utilise de manière banale le terme « islamophobie », qui a été vulgarisé dès 1997 par le très respecté think tank Runnymede Trust.

Il y a deux clefs pour l’expliquer. D’une part, comme l’a analysé Erik Bleich dans un ouvrage publié en 2003, « Race Politics in Britain and France » (« la politique raciale en Grande-Bretagne et en France », éd. Cambridge University Press), la France est historiquement marquée par l’antisémitisme à cause de Vichy. Beaucoup de députés proches de résistants ou de juifs ont été déportés. Après 1945, le débat antiraciste est exclusivement dominé par l’antisémitisme. Aujourd’hui, on sort difficilement de l’équation « racisme égale antisémitisme ». Même si le recensement ne collecte pas de données ethniques ou religieuses, il faut se demander si la question de l’islamophobie n’est pas beaucoup plus importante que la question de l’antisémitisme en simples termes démographiques.

L’autre clef de compréhension est liée à la laïcité. Elle s’est construite comme une laïcité d’interdictions exclusivement ou presque exclusivement à l’égard des musulmans.

Pourquoi choisissent-ils majoritairement le Canada ou le Royaume-Uni ?

La Grande-Bretagne a mis en place des politiques de lutte contre les discriminations depuis le milieu des années 1960. Celles-ci s’adressent avant tout aux immigrés postcoloniaux. La Grande-Bretagne n’a pas été envahie par les nazis, elle n’a pas collaboré avec Hitler. Elle n’est donc pas obsédée par la question de l’antisémitisme et son approche est beaucoup plus empirique, pragmatique. Au Canada, il y a une politique de multiculturalisme de classe moyenne depuis 1968. Autrement dit, si vous êtes hautement qualifié, vous êtes bienvenu au Canada. L’exclusion ne se fait pas sur des critères ethniques, religieux ou raciaux mais sur des critères sociaux. Enfin, et c’est important, le multiculturalisme canadien n’inclut pas les peuples premiers.

Que répondez-vous à vos détracteurs qui contestent votre méthode et la représentativité de votre étude ?

C’est prétendre que c’est quantifiable qui serait problématique. Ce n’est pas notre faute si le recensement français ne collecte pas de données religieuses ou ethniques. Il y a un biais de sélection inhérent à notre étude mais c’est le cas de nombreuses études quantitatives. Nous le reconnaissons. Je pense que nos détracteurs ne prennent pas en compte le caractère sans précédent de cette étude. Ce travail n’a jamais été fait auparavant en France. Je serais vraiment ravi que dans deux ans, un bouquin ou une étude plus poussée, plus ambitieuse, mieux financée, voie le jour.

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