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Nouvelle-Calédonie : les questions pour comprendre la crise

En proie à des tensions depuis plusieurs mois, la Nouvelle-Calédonie est secouée depuis lundi 13 mai par des émeutes. Elles ont éclaté alors que l’Assemblée nationale allait se prononcer sur une révision constitutionnelle prévoyant une réforme du corps électoral vivement contestée par les indépendantistes de l’île.

L’état d’urgence a été décrété, mercredi 15 mai, sur le territoire de l’archipel français après trois jours de violences qui ont causé cinq morts, dont deux gendarmes, et des centaines de blessés.

Retrouvez ci-dessous des éléments d’explications pour comprendre les raisons de cet embrasement.

Quelles tensions communautaires traversent la Nouvelle-Calédonie ?

La question communautaire est au cœur des tensions qui secouent l’archipel depuis des décennies. Elle oppose les deux principales communautés d’appartenance présentes en Nouvelle-Calédonie :

  • Les Kanak, descendants des premiers habitants de l’archipel, avant la colonisation française, qui représentent 40 % des quelque 270 000 habitants, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
  • Les « Européens », qui représentent un quart de la population, se répartissent en deux catégories. D’une part les Néo-Calédoniens d’origine européenne, descendants des colons blancs qui ont occupé l’île depuis le XIXe siècle – appelés « Caldoches » par les populations autochtones. D’autre part, les personnes arrivées récemment de la France métropolitaine, le plus souvent à titre temporaire – parfois désignés péjorativement comme « Metro » ou « Zoreill ».

Le métissage existe aussi puisque 11,3 % des résidents déclarent appartenir à plusieurs communautés. Le reste de la population se compose de personnes issues de différentes vagues d’immigration.

Ce multiculturalisme est entaché par des inégalités économiques très importantes. La jeunesse kanak « est extrêmement déclassée », expliquait Mathias Chauchat, conseiller du FLNKS et professeur à l’université de la Nouvelle-Calédonie sur France Culture le 16 mai, et « voit l’arrivée des métropolitains progressivement prendre leurs emplois ». Ainsi, 46 % des Kanak n’ont obtenu pour seul diplôme que le brevet des collèges, contre 11 % des « Européens ».

Qu’est-ce que « le dégel du corps électoral », qui a mis le feu aux poudres ?

Depuis une réforme constitutionnelle de 2007, les listes électorales pour les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie sont gelées à leur état de 1998. Cela signifie qu’elles ne peuvent pas être révisées annuellement en fonction des arrivées et départs, comme c’est le cas pour les autres élections (présidentielle, législatives, européennes) ou dans l’Hexagone. Cette règle limite le droit de vote pour ces élections aux personnes qui vivaient dans l’archipel avant 1998, en excluant les arrivants récents, qui représentent aujourd’hui 20 % de la population.

En janvier 2024, le gouvernement a déposé un projet de loi constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral à partir du 1er juillet 2024, en y intégrant les citoyens nés sur place ou y résidant depuis au moins dix ans. Cette réforme aboutirait à réintégrer 25 000 personnes à ces listes électorales spéciales, sur un total de 42 596 résidents qui en sont aujourd’hui exclus. Approuvé par le Sénat le 2 avril et par l’Assemblée nationale le 13 mai, le texte doit encore recueillir l’approbation du Parlement réuni en Congrès à Versailles pour être définitivement adopté.

Cette réforme est vivement critiquée par les indépendantistes, qui craignent qu’elle ne marginalise les Kanak en diluant leur pouvoir électoral. Le sujet est extrêmement sensible puisque des élections territoriales découlent la composition des trois assemblées territoriales, du congrès et du gouvernement calédonien présidé depuis 2021 par les indépendantistes. Surtout, les indépendantistes considèrent le gel du corps électoral comme un acquis de l’accord de Nouméa (1998).

A l’inverse, le gouvernement considère que cette promesse est caduque, puisque la période de transition ouverte par l’accord pour vingt ans s’est conclue avec le non au dernier référendum d’indépendance de 2021. En outre, le Conseil d’Etat rappelle les principes du suffrage universel, sous peine de voir les prochaines élections territoriales annulées.

Le mouvement d’opposition à cet élargissement du corps électoral a déclenché depuis quelques mois de nombreuses manifestations, qui ont laissé place depuis la mi-mai à des émeutes et des affrontements violents avec les forces de l’ordre.

Quelles sont les forces en présence et que revendiquent-elles ?

– Le FLNKS

Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) est une coalition de partis politiques indépendantistes créée en 1984 sous l’égide de Jean-Marie Tjibaou, leader des indépendantistes kanak, assassiné en 1989. Après avoir déclaré unilatéralement l’indépendance de l’archipel et boycotté plusieurs élections, le FLNKS s’est progressivement engagé sur la voie de la négociation avec Paris, en signant les accords de Matignon, en 1988, et de Nouméa dix ans plus tard. Ses différents partis disposent aujourd’hui d’élus dans les différentes assemblées parlementaires de l’archipel, de représentants dans le gouvernement local et même depuis peu d’un élu au Sénat français. Le FLNKS s’oppose aujourd’hui au dégel du corps électoral.

– La CCAT

La Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) est une organisation proche du FNLKS. Créée à la fin de 2023 pour coordonner la mobilisation contre la réforme du corps électoral, elle a organisé plusieurs manifestations au cours des derniers mois.

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Le gouvernement pointe sa responsabilité dans la montée des violences sur l’archipel. Louis Le Franc, le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, la décrit comme « une organisation de voyous qui se livre à des actes de violences caractérisés, avec la volonté de tuer ». Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, estime qu’il s’agit d’une organisation « mafieuse » qui « commet des pillages, des meurtres ». Niant le caractère politique de la CCAT, qu’il qualifie de « bras armé du FLNKS », M. Darmanin a annoncé le 15 mai l’assignation à résidence de dix de ses « leaders mafieux ».

Le conseil national des chefs de Kanaky, qui représente les principaux chefs de tribus kanak, a apporté son soutien au CCAT, jugeant qu’elle « n’est pas un groupe terroriste ou un groupe mafieux comme certains responsables politiques veulent le faire croire ».

De son côté, la cellule appelle officiellement à poursuivre « les actions » de manière « pacifique ». Dans un communiqué, l’organisation a estimé que les « exactions commises sur les commerces, les sociétés, les bâtiments et les équipements publics n’étaient pas nécessaires », mais qu’« ils sont l’expression des invisibles de la société ».

– Les loyalistes

Les « loyalistes » ou « non-indépendantistes » désignent les forces politiques qui s’opposent à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Situés à droite du spectre politique, pour certains proches du Rassemblement national, ils se sont structurés dans les années 1970 autour du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR) de Jacques Lafleur, proche du RPR, qui a changé de nom à plusieurs reprises.

D’autres mouvements du centre et de la droite ont depuis pris de l’ampleur. La coalition Les Loyalistes, dont la cheffe de file, Sonia Backès, était secrétaire d’Etat dans le gouvernement Borne (2022-2023), dispose de 12 élus au congrès de l’archipel.

Dans la crise actuelle, les loyalistes défendent l’ouverture du corps électoral proposée par le gouvernement. Mais leurs positions sont parfois contrastées. La ligne la plus dure, encore défendue lors des négociations en vue d’un « petit accord » entre indépendantistes et loyalistes au printemps 2023, portée par l’ancien sénateur (Les Républicains) Pierre Frogier, allait jusqu’à défendre une partition de la Nouvelle-Calédonie, avec un corps électoral par province. A l’inverse, les plus modérés défendaient « un consensus définitif, dans une Nouvelle-Calédonie une et indivisible », à l’instar de l’ancien député Philippe Gomès, représentant du parti non indépendantiste Calédonie ensemble.

Que s’est-il passé en 1984, point de départ de quatre ans de quasi-guerre civile ?

En juillet 1983, une table ronde réunit en Essonne une délégation indépendantiste emmenée par Jean-Marie Tjibaou et des loyalistes. Pour la première fois, le « droit à l’indépendance » est reconnu à la Nouvelle-Calédonie par l’Etat français ; les indépendantistes mélanésiens reconnaissent ne pas être les seules « victimes de l’histoire » sur leur terre qui compte des descendants de bagnards et de travailleurs immigrés. Un référendum d’autodétermination est prévu pour 1989.

A la fin de 1984, les partis indépendantistes réunis dans le FLNKS appellent au boycott des élections territoriales du 18 novembre pour protester contre un projet de nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie imposé par le gouvernement. Axes routiers bloqués, mairies incendiées : les Kanak multiplient les actions. Du 20 au 22 novembre, ils font le siège de la ville minière de Thio, administrée par la droite « caldoche », désarment les colons et occupent les gendarmeries. Le 1er décembre, le FLNKS proclame un « gouvernement provisoire de Kanaky » – le nom donné à la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes.

Arrivé le 4 décembre, le délégué du gouvernement Edgard Pisani obtient du FLNKS la levée des barrages en libérant dix-sept prisonniers indépendantistes. Mais le même jour a lieu le massacre d’Hienghène : des loyalistes tuent dans une embuscade dix Kanak, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou. Le 31 décembre, le Comité contre l’indépendance revendique l’un des attentats qui frappe Nouméa sans faire de victime.

Au début de janvier 1985, Edgar Pisani dévoile un plan prévoyant un scrutin d’autodétermination pour juillet. Mais, faute de consensus, le référendum est reporté. Après la mort d’Yves Tual, neveu du dirigeant du Front national dans l’achipel, Roger Galliot, des émeutes anti-indépendantistes éclatent à Nouméa le 11 janvier. Le lendemain, l’état d’urgence est proclamé.

Les affrontements prennent la forme d’une quasi-guerre civile entre indépendantistes et loyalistes, qui entraîne la mort de quatre-vingts personnes, culminant avec le bain de sang de l’attaque de la grotte d’Ouvéa,en 1988.

Que prévoyaient les accords de Matignon de 1988 ?

« Les communautés de Nouvelle-Calédonie ont trop souffert, dans leur dignité collective, dans l’intégrité des personnes et des biens, de plusieurs décennies d’incompréhension et de violence. » Signés le 26 juin 1988, les accords de Matignon scellent la réconciliation et rétablissent la paix sur l’île après quatre années de quasi-guerre civile sanglante. Négociés sous l’égide du premier ministre socialiste Michel Rocard, avec les représentants des indépendantistes (Jean-Marie Tjibaou, président du FLNKS) et des loyalistes (Jacques Lafleur, dirigeant du RPCR), ils sont ratifiés par référendum à 80 %, malgré une faible participation des Français (37 %).

Lire aussi notre récit (2018) : Article réservé à nos abonnés L’histoire secrète des accords de Matignon

Ces accords ont pour ambition de corriger les déséquilibres socio-économiques entre communautés et fixent un statut d’autonomie transitoire de dix ans pour le territoire, à l’issue desquels un référendum local d’autodétermination serait organisé.

Ils réorganisent notamment l’administration de l’île en créant trois provinces semi-autonomes (îles Loyauté, Sud et Nord), qui s’administrent librement et disposent chacune d’une assemblée délibérante.

Quels résultats pour les référendums d’autodétermination ?

– 1987 : un premier référendum d’autodétermination est organisé en 1987 à l’initiative du gouvernement Chirac. Il est ouvert à toute personne ayant plus de trois ans de résidence en Nouvelle-Calédonie. Les indépendantistes dénoncent cette ouverture du corps électoral qui tente de « noyer démographiquement » la revendication d’indépendance. Ils boycottent le scrutin. Le non l’emporte très largement (98,3 %) avec une forte abstention (41 %).

Les accords de Matignon prévoyaient l’organisation d’un nouveau référendum d’autodétermination en 1998. Mais, cette année-là, dans le cadre de l’accord de Nouméa, le gouvernement français, les indépendantistes et les loyalistes s’accordent pour reporter cette échéance électorale de vingt ans, en contrepartie d’un accroissement de l’autonomie de l’archipel.

– 2018 : la question de l’indépendance n’est donc soumise à un nouveau référendum qu’en 2018 : le non l’emporte à 57 %. Conformément à l’accord de Nouméa, deux autres référendums identiques doivent être organisés dans la foulée pour donner sa chance à l’indépendance et s’ils ne débouchent pas sur une nouvelle organisation politique, « les partenaires devront examiner la situation ainsi créée ».

– 2020 : le non l’emporte de nouveau, avec une marge plus serrée (53 %), en raison d’une poussée du camp indépendantiste.

– 2021 : en décembre 2021, les indépendantistes demandent à reporter le vote en raison de la crise du Covid. Le gouvernement refuse, ce qui tend les relations politiques et mène à un nouveau boycott : le non l’emporte à 96,5 %.

A chaque vote, l’appartenance communautaire est très marquée, avec un vote kanak pour l’indépendance et un vote des autres communautés contre. Se sont ainsi construits sur la durée, au fil des consultations, des fiefs indépendantistes et des habitudes de vote qui ne bougent pas ou peu.

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