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Comment le monde agricole s’est peu à peu fragmenté

Frédérique Giovanni, dans sa chèvrerie du Bambois, à Lapoutroie (Haut-Rhin), le 26 avril 2024.

Nous sommes en 1972 : la ferme laitière des Bertrand, en Haute-Savoie, est exploitée par trois frères célibataires, et leur vieux père est cassé en deux par une vie de travail. On fauche inlassablement les prés à la main pour nourrir les 100 têtes de bétail, on casse les cailloux pour faire la dalle de la future stabulation, une nouveauté dans la région. Pas de femmes, pas de vacances, pas de loisirs. La fabrication du reblochon, la spécialité locale, exige un labeur quotidien.

En 1997, faute d’héritiers directs, Patrick, un neveu, et sa femme, Hélène, reprennent l’exploitation. Tracteurs, remorques, machines font leur apparition. Hélène prend parfois une journée de repos pendant laquelle elle s’« ennuie ». Cinquante ans plus tard, en 2022, la famille fait le choix d’investir dans des robots de traite, pour ne pas avoir à « employer des gens », explique Marc, le fils d’Hélène et Patrick, qui refuse de devenir « manageur » comme nombre d’agriculteurs désormais.

Son associé, Alex, ne vient pas du monde agricole ; il était ouvrier dans la métallurgie. A l’inverse, les épouses des deux hommes ne travaillent pas à la ferme, mais en ville. De leurs enfants, Marc et Alex disent « qu’ils feront ce qu’ils voudront »… La transmission de la ferme ne sera pas une mince affaire, d’autant que la pression foncière et immobilière se fait durement ressentir. A une trentaine de kilomètres de Genève, « ça bâtit à tout-va », déplore Marc. Comment préserver les terres agricoles et le métier dans ces conditions ?

Cette histoire familiale qui s’étend sur un demi-siècle, racontée par Gilles Perret dans le documentaire La Ferme des Bertrand, sorti le 31 janvier, retrace une grande part des évolutions du monde rural français sur la période récente. Le projet de loi agricole examiné à l’Assemblée nationale depuis mardi 14 mai, outre qu’il entend répondre en partie à la colère exprimée en début d’année, ambitionne de tirer quelques leçons des transformations à l’œuvre depuis cinquante ans. Un monde qui a connu un bouleversement « assez inédit » à l’échelle historique, selon Thierry Pouch, économiste et chercheur à l’université Reims Champagne-Ardenne, et dont l’effondrement démographique est sans doute la manifestation la plus évidente.

Paradoxe douloureux, malgré son rôle essentiel reconnu et loué par tous, celui de nourrir ses semblables, l’agriculteur est désormais comme invisibilisé. Depuis 1982, en un peu plus de quarante ans, l’emploi agricole a été divisé par trois : il représentait 7,5 % de l’emploi total en 1982, c’était 2,7 % en 2022, selon les données publiées par l’Insee. Les agriculteurs exploitants, eux, sont moins nombreux encore : ils représentaient 1,6 % des personnes en emploi en 2022. C’est non seulement la catégorie socioprofessionnelle qui a le plus fortement diminué sur la période récente, mais désormais aussi la moins représentée, dans une France où les employés et les professions intermédiaires sont majoritaires.

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