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Steven Kaplan, historien : « Quelle pitié de voir la maison Fayard être dégradée, détournée au service d’une vision partisane »

La maison d’édition Fayard est en péril. Elle risque de sombrer en raison des coups violents portés par la grosse machine de conquête idéologique de Vincent Bolloré. Mais Fayard n’est pas un simple trophée, pas un média interchangeable qu’on achète, éviscère, grime et relance. Fayard est une institution nationale, voire internationale, pas une chapelle, pas l’objet d’un système de dépouilles politico-culturel. Quelle pitié de voir cette vénérable et dynamique maison être dégradée, détournée au service d’une vision partisane sans rapport avec l’ethos historique de l’éditeur. Fayard incarne un capital exceptionnel en formation depuis bientôt deux siècles : il paraît insensé qu’un capitaliste, pour doué qu’il soit, se mette à dilapider le capital structurant, éblouissant, de la firme qu’il vient d’acquérir.

Le libraire et éditeur Arthème Fayard commence au milieu du XIXe siècle avec une idée capitaliste : gagner de l’argent en démocratisant l’accès à la culture classique (d’Homère à Hugo en version élégante, illustrée et bon marché) et en donnant expression à d’autres idiomes littéraires (ainsi, La Porteuse de pain, roman populaire de Xavier de Montepin paru en 1884 et vendu à 1 million d’exemplaires). Depuis le début, la diversité est le mot d’ordre ; « maison mosaïque », disait un contemporain des fondateurs.

Fayard, maison de gauche ? Cela correspond au fantasme chronique de la culture accaparée par la gauche. Difficile pourtant d’imaginer un tel pedigree quand des figures comme l’historien Jacques Bainville (1879-1936), acteur majeur de l’Action française, et l’académicien Pierre Gaxotte (1895-1982), héraut de la droite nationaliste, conservatrice et ironique, ont joué un rôle central chez Fayard, puis quand celle-ci a nourri des collections « chrétiennes ». Mais si la maison est sans doute nationaliste, elle devient internationale en éditant le Prix Nobel allemand de littérature Thomas Mann (1875-1955) ou l’écrivain américain Theodore Dreiser (1871-1945), mais aussi diététique en publiant des recettes de cuisine et d’autres textes visant des femmes, désormais citoyennes électrices.

Le goût de la contradiction

Sous la direction de Claude Durand, de 1980 à 2009, Fayard connaît une époque glorieuse, éditant certaines des plus grandes plumes, hexagonales et internationales, fiction et non-fiction, réaffirmant et approfondissant son rôle comme éditeur d’histoire (de la biographie à l’« histoire totale ») et arpentant de nouvelles terres, notamment dans les sciences dites « sociales et humaines », dans la psychologie et même dans les sciences dures. Esprit fin, passablement sardonique et provocateur, un brin anarcho-libertaire, étonnamment cultivé, Durand s’intéressait à tout. On trouve dans son escarcelle Alexandre Soljenitsyne, Ismaïl Kadaré, Muriel Spark ; Kissinger et Mandela ; Giscard d’Estaing et Mitterrand ; Alain Peyrefitte, Robert Badinter et Jacques Attali ; Raymond Boudon et Alain Touraine ; Noam Chomsky et le cardinal Ratzinger ; Erik Orsenna, Alain Mabanckou et Michel Houellebecq ; Isabel Allende et Hillary Clinton ; Serge Klarsfeld et Renaud Camus (ce dernier fort contesté).

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