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S’adresser aux classes moyennes, le coup de billard à trois bandes de Gabriel Attal

Le nouveau Premier ministre, Gabriel Attal, ne cesse d’invoquer les classes moyennes depuis sa prise de fonction, insistant sur leur travail et leur « sentiment de donner beaucoup et de recevoir assez peu ». Une stratégie qui vise, à cinq mois des élections européennes, à convaincre ces électeurs de ne pas basculer vers le Rassemblement national. Tout en faisant oublier que les plus aisés restent les grands gagnants de la présidence d’Emmanuel Macron.

« Trop de Français doutent de notre pays, doutent d’eux-mêmes, doutent de notre avenir. Je pense en particulier aux classes moyennes, cœur battant de notre pays, artisans de la grandeur et de la force de notre nation française », a lancé, mardi 9 janvier, le nouveau Premier ministre Gabriel Attal, lors de la passation de pouvoir avec Élisabeth Borne.

« Ces femmes, ces hommes, ces familles qui se lèvent tous les matins pour aller travailler, qui peuplent notre territoire et que l’on n’entend pas souvent, mais qui sont toujours au rendez-vous de leurs responsabilités, a-t-il poursuivi. Cette classe moyenne qui travaille et qui finance, par son travail, nos services publics et notre modèle social. Ces Français qui, parfois, ne s’y retrouvent plus. »

Quelques heures plus tard, en visite dans le Pas-de-Calais, il s’adressait sur le même registre à une commerçante qui lui confiait son désarroi et son découragement face aux dégâts causés par les inondations dans le nord de la France : « Vous êtes l’incarnation de cette France qui travaille, laborieuse, qui se lève tôt le matin. »

Un discours qui n’est pas une nouveauté pour Gabriel Attal. Dans ses deux fonctions ministérielles, déjà, les classes moyennes ont systématiquement été mises en avant. Alors ministre des Comptes publics, il déclare, le 18 avril 2023 sur France Inter, vouloir « bâtir un plan Marshall pour les classes moyennes » avec « des mesures pour mieux vivre de son travail ». Quelques jours plus tard, il garantit que le budget 2024 comportera une « clause d’impact classes moyennes » pour mesurer l’effet des mesures du gouvernement sur les foyers concernés. La promesse n’est toutefois pas tenue. Aucune clause d’impact concernant les classes moyennes ne figure dans la loi de finances 2024.


Nommé à l’Éducation nationale en juillet, il présente le 29 août sa stratégie pour provoquer un « choc de confiance » à l’école. Il évoque alors ces Français de la classe moyenne « qui ne peuvent compter ni sur un gros patrimoine pour en tirer un revenu, ni sur la solidarité nationale pour s’en sortir », ceux qui « ne croient plus parfois en la promesse républicaine de l’école et qui ont parfois le sentiment de payer deux fois : une fois pour financer l’école publique, une autre fois pour les sacrifices parfois importants auxquels ils consentent pour payer une école privée à leurs enfants ».

Le concept est d’ailleurs également utilisé par Emmanuel Macron au printemps dernier. Le 15 mai sur TF1, le président de la République promet d’ici à la fin du quinquennat « 2 milliards d’euros de baisses d’impôts pour les classes moyennes », « c’est-à-dire les Françaises et les Français qui travaillent dur, qui veulent bien élever leurs enfants et qui aujourd’hui, parce que le coût de la vie a monté, parce que la dynamique des salaires n’est pas toujours là, ont du mal à boucler la fin du mois ».

Les classes moyennes, une catégorie très floue

Le message est passé. Il n’existe toutefois aucune définition précise des classes moyennes qui fasse l’unanimité. « Rassemblant, par définition, des agents en situation intermédiaire dans la hiérarchie sociale, sa composition dépend étroitement des groupes dominants et ‘inférieurs’ de la période historique considérée », écrit le sociologue Serge Bosc dans son livre « Sociologie des classes moyennes » (La découverte, 2008).

« Les classes moyennes, c’est là où il y a le plus de diversité dans les origines sociales, et dans les possibilités de destin des enfants. C’est le lieu où se font les passages entre le haut et le bas de la société », ajoute sur Public Sénat un autre sociologue, Éric Maurin, auteur avec Dominique Goux du livre « Les nouvelles classes moyennes » (Seuil, 2012).

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L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que les classes moyennes rassemblent les personnes ayant un revenu compris entre 75 % et 200 % du revenu médian du pays en question. Concrètement, cela signifie, en 2021 en France, un revenu brut compris entre 1 448 euros et 3 860 euros pour une personne seule.

De son côté, l’Observatoire des inégalités emploie une définition plus restrictive : il s’agit pour lui des 50 % de foyers se situant entre les 30 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches. Autrement dit, les foyers ayant un revenu, après impôts et prestations sociales, compris entre 1 495 euros et 2 663 euros pour une personne seule (données datant de 2020).

Pour l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), enfin, les classes moyennes sont encore plus réduites. Il s’agit selon lui des ménages médians se situant entre 90 % et 110 % du niveau de vie médian. En clair, une personne seule ayant un revenu compris entre 1 692 euros et 2 068 euros (données datant de 2020).

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Malgré leurs différences, ces trois définitions ont au moins le mérite de définir des critères précis, à la différence du ressenti des Français qui, lorsqu’ils sont interrogés, ont presque tous tendance à se classer parmi les classes moyennes.

« L’autopositionnement subjectif au sein de la vaste classe moyenne centrale […] continue de concerner près des deux tiers des Français », écrivent Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo et Samuel Jéquier, auteurs d’une enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès et l’agence de conseil Bona Fidé, publiée en novembre 2023. Dans le détail, 33 % des Français se situent au sein des « classes moyennes inférieures », 19 % au sein des « classes moyennes véritables » et 10 % au sein des « classes moyennes supérieures ».

« Se joue ainsi une double logique de ‘paraître’ social, où les catégories supérieures refusent de se déclarer comme aisées et favorisées et où les catégories populaires rêvent de leur intégration à l’échelon supérieur et se vivent majoritairement comme faisant partie de la grande classe moyenne », analysent les auteurs de l’enquête.

Le sentiment de payer pour les autres, « une bombe politique à retardement »

De leur côté, Emmanuel Macron et Gabriel Attal ont proposé leur propre définition au printemps 2023, évoquant l’un comme l’autre les Français gagnant entre 1 500 euros et 2 500 euros. Une fourchette de revenus avec laquelle ils s’adressent spécifiquement aux « classes moyennes en tension », selon le titre de l’enquête de la Fondation Jean Jaurès. Concrètement, les Français craignant un déclassement social pour eux-mêmes ou pour leurs enfants ou ayant déjà le sentiment de subir un déclassement.

L’enquête de la Fondation Jean Jaurès décrit en particulier les « petits renoncements quotidiens » de ces classes moyennes face à leur perte de pouvoir d’achat, notamment liée à l’inflation : réduction de la capacité d’épargne, essor de l’économie de la débrouille et nouveaux arbitrages dans les pratiques de consommation.

« Se développe ainsi dans les classes les plus défavorisées, mais aussi auprès d’une partie du bas des classes moyennes, le sentiment de mener désormais une vie au rabais, marquée par des arbitrages permanents, des renoncements quotidiens et l’adieu aux petits plaisirs de la vie comme aller au cinéma, donner des aliments de marque à ses enfants ou s’offrir une coupe chez le coiffeur », détaille l’enquête.

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À cela s’ajoute la pression fiscale qui entraîne un « sentiment délétère de payer toujours plus sans en tirer de bénéfices ». « Cet effet de ciseau crée une forme de ressentiment, propice à la défiance et aux populismes, et est de nature, à terme, à fragiliser le consentement à l’impôt et à nourrir le ressentiment contre ‘l’assistanat’ et ‘l’excès d’aides sociales’ qui ne profiteraient qu’à ceux situés tout en bas de la pyramide sociale », écrivent encore les auteurs, pour qui ce sentiment constitue « une bombe politique à retardement ».

Un constat aujourd’hui partagé par l’exécutif qui garde à l’esprit qu’aux États-Unis, ce sont en partie les classes moyennes blanches habitées par cette peur du déclassement qui ont permis l’élection de Donald Trump en 2016. Emmanuel Macron et Gabriel Attal veulent donc éviter de voir des Français basculer dans un vote contestataire qui porterait Marine Le Pen à l’Élysée en 2027.

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Cette dernière a bien conscience de cet enjeu et cible elle aussi depuis plusieurs années ces Français qui étaient nombreux à se rendre sur les ronds-points lors de la crise des Gilets jaunes en 2018 et 2019.

« Les classes moyennes seront plus faciles à convaincre que les retraités, veut d’ailleurs croire Bruno Bilde, député du Rassemblement national du Pas-de-Calais, interrogé par Le Monde. Elles sont en voie de déclassement, avec une vraie angoisse face à l’inflation, face à la difficulté de trouver un toit, avec des crédits difficiles à obtenir, et vivent pour certaines dans des quartiers riches en logements sociaux qui ont été touchés par les émeutes. »

Faire oublier qui sont les vrais privilégiés

Au-delà de la course avec le RN pour convaincre ces électeurs, certains voient dans l’intérêt porté aux classes moyennes une autre raison, moins avouable.

« Les classes moyennes ont été construites dans l’objectif d’atténuer un conflit binaire entre les classes populaires et le milieu bourgeois : elles permettaient d’endiguer, dans les années 30, la montée de la classe ouvrière. En parlant de la classe moyenne, on s’évite ainsi des positions trop inconfortables, on parle à ou au nom d’une vague nébuleuse, dont on ne sait pas trop où elle commence ni où elle finit », soulignait notamment la sociologue Stéphanie Vermeersch dans la revue Mouvements en 2007, à une époque où Nicolas Sarkozy faisait campagne en s’adressant déjà à ces fameuses classes moyennes en leur proposant de « travailler plus pour gagner plus ».

En d’autres termes, cela permet de faire oublier que les vrais privilégiés ne sont pas les personnes touchant des aides sociales, mais les catégories les plus aisées. Une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) publiée en novembre 2021 avait d’ailleurs montré que les 1 % les plus riches, et encore davantage les 0,1 %, avaient été les grands gagnants des politiques fiscales mises en place durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron.


Diviser les catégories précaires entre ceux « qui travaillent tous les jours, qui sont toujours au rendez-vous de leurs responsabilités », comme l’a redit Gabriel Attal, vendredi 12 janvier au 20 h de TF1, et ceux accusés – parfois implicitement et parfois de manière explicite – d’abuser du système de protection sociale serait donc une façon de détourner l’attention des électeurs, selon Stéphanie Vermeersch.

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Ce discours est d’ailleurs régulièrement accompagné d’un autre laïus sur la fraude sociale, le tout participant à la désignation des plus précaires comme bouc émissaires, alors même que la fraude fiscale est, selon les estimations, dix à cent fois supérieure à la fraude sociale. Gabriel Attal, alors ministre des Comptes publics, et son ministre de tutelle, Bruno Le Maire, ont abondamment tenu ce type de propos au printemps dernier, tandis que les réformes de l’assurance-chômage et du RSA ont renvoyé dans l’imaginaire collectif l’idée que leurs bénéficiaires ne faisaient pas le nécessaire pour retrouver un emploi.

Une stratégie à destination des classes moyennes précarisées qui est abondamment utilisée depuis le milieu des années 1990, et en particulier lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, « durant lequel ‘assistanat’ et ‘valeur travail’ sont constamment opposés », soulignait en 2023 auprès de France 24 le professeur de sociologie et de science politique à l’Université de Strasbourg Vincent Dubois, auteur du livre « Contrôler les assistés, genèses et usages d’un mot d’ordre » (Raisons d’Agir, 2021). Un exemple de plus du virage sarkozyste du gouvernement.


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