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Au Sénégal, le prix des engrais prend les maraîchers en tenaille

Deux frères agriculteurs transportent des sacs de fertilisants organiques, à Mboro, dans l’ouest du Sénégal, le 13 mars 2023.

En wolof, on appelle ça le « dior ». Le terme désigne cette terre très sableuse, sèche, que l’on trouve notamment dans la région des Niayes, pourtant l’un des bassins agricoles du Sénégal. Dans cette zone côtière qui va de Dakar à Saint-Louis, abritée de l’océan Atlantique par une rangée de dunes, le climat est adapté à l’agriculture, l’eau plutôt disponible, mais les sols très peu fertiles.

« Sans engrais, on ne peut pas du tout cultiver ici, garantit Amar Sall, 66 ans, abrité du soleil sous un large chapeau pointu traditionnel, tressé de paille et de cuir. Compte tenu de la nature très pauvre de ce sol, la plante ne couvre pas ses besoins, donc les apports en engrais sont décisifs. » Lui répand environ 450 kilos de ces petites billes contenant des nutriments à chaque cycle – à raison de deux ou trois cycles par an – pour produire oignons, pommes de terre, carottes et autres choux sur une parcelle d’environ cinq hectares, située en retrait du village de Diogo.

Au jour le jour, ce hameau des Niayes vit au rythme du maraîchage et de la pêche – mais aussi des départs en pirogue, tournant parfois au drame, des jeunes qui veulent gagner l’Europe. En ce vendredi à la mi-journée, Diogo se prépare au marché qui aura lieu après la grande prière hebdomadaire : des camions regorgeant de diakhatou (également appelée « aubergine africaine ») ou de pastèques encombrent la rue principale, des femmes commencent à préparer leurs étals et les boutiques d’engrais, aux devantures peintes de prometteurs légumes colorés, ont ouvert leurs portes.

Dans celle d’Adama Beye s’entassent de gros sacs de 50 kilos, dont les prix ont touché des records ces dernières années. « C’est allé jusqu’à 40 000, 45 000 francs CFA [environ 60 à 70 euros] le sac, c’était très difficile de s’approvisionner, raconte en wolof le gérant de 37 ans, couvrant le crachotement d’une télé qui rompt la quiétude ambiante. Cette année, ça a baissé considérablement, mais ça reste trop, trop cher. C’est encore à 20 000 francs CFA» Avant 2020, le prix tournait autour de 12 000 francs CFA pour les deux produits les plus consommés ici : l’urée, un engrais classique à l’azote, et le NPK, un mélange d’azote, de phosphore et de potassium.

Renchérissement du dollar

Face à cette inflation, détaille en écho M. Sall, les paysans achètent moins de sacs, limitant ces intrants dont l’usage est déjà très faible au Sénégal – en moyenne 9 kilos par hectare de terre arable, contre 153 en France et 375 en Chine, selon la Banque mondiale. « Quand on réduit, ça se ressent tout de suite dans les rendements », ajoute le maraîcher. Avec une conséquence double pour les paysans : une récolte qui ne couvre pas les besoins de la famille et pas de revenus supplémentaires pour acheter d’autres aliments.

Comment s’expliquent cette rareté et cette cherté ? Le Sénégal a fait les frais d’une situation mondiale, tout comme ses voisins africains qui importent massivement leurs engrais. L’explosion des prix a commencé par la crise liée au Covid-19, qui a désorganisé les filières d’approvisionnement, puis s’est amplifiée avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Au-delà de la hausse des coûts de l’énergie (dont les engrais sont gourmands) que la guerre a provoquée, il se trouve que la Russie est l’un des premiers producteurs d’engrais au monde. Enfin, s’est ajouté le renchérissement du dollar face aux monnaies locales, alourdissant pour les Africains le coût des importations.

Les prix des engrais ont ainsi doublé au Nigeria, triplé en Ethiopie et presque quadruplé au Zimbabwe entre début 2022 et début 2023, selon une étude de l’ONG ActionAid. Interrogé sur leur évolution récente au niveau planétaire, John Baffes, économiste senior spécialiste des questions agricoles pour la Banque mondiale, souligne qu’ils sont désormais revenus au niveau pré-Covid-19. « Mais les prix dans certains marchés restent élevés. Parmi les explications, il y a le fait que les engrais disponibles [sur place] ont été achetés au prix fort ou en raison de la dépréciation des monnaies locales », écrit-il par e-mail.

Au Sénégal, l’Etat tente de longue date de réguler les variations par des subventions massives. Cette année, 40 milliards de francs CFA, soit 40 % de l’enveloppe publique de soutien à l’agriculture, ont été consacrés aux subventions pour les engrais. Théoriquement, les cultivateurs ne payent qu’environ 50 % d’un sac d’urée ou de NPK. Mais ce système est miné par la mauvaise gestion et les malversations, réduisant son impact, s’accordent à dire nombre d’acteurs de la filière.

Projet de conversion

Pour se protéger des chocs, le secteur s’impatiente surtout de voir se développer une production locale. « Quand vous dites NPK au Sénégal, le N, l’azote, est importé, et le K, le potassium, est importé. Tout est importé sauf le phosphate », dresse Moulaye Kandé, président de l’Association sénégalaise des professionnels de l’engrais. Car le pays en est un producteur. Dans la même région des Niayes, le groupe Industries chimiques du Sénégal (ICS), qui appartient au géant asiatique Indorama, exploite en effet une grande mine dont une partie du produit transformé, le phosphore, est utilisée sur place pour fabriquer un NPK destiné au marché local – le reste est exporté.

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M. Kandé possède lui-même une petite unité de production d’engrais NPK, pour laquelle il s’approvisionne en phosphate en partie auprès des ICS, « mais au prix du marché international. Même si le phosphate est sénégalais, il est coté au jour le jour ! », déplore-t-il, soulignant qu’il n’y a pas de subventions pour les producteurs d’engrais et que son unité ne tourne pas en continu faute de rentabilité.

Face aux contraintes d’un marché très mondialisé, l’Etat du Sénégal développe enfin une tout autre stratégie : améliorer l’accès aux engrais organiques, qu’il a commencé à subventionner, également à hauteur de 50 %. A Diogo, le président de la coopérative agricole Coopadin, Ngagne Diop, est enthousiaste – il a même bénéficié d’un projet de conversion dans son propre champ. « La terre se dégrade avec l’effet des engrais, donc on est en train d’orienter les agriculteurs vers le bio », salue-t-il, installé dans son minuscule bureau, où des sacs de matériels occupent la moitié de l’espace. Mais l’organique connaît des défis similaires : coûts (seulement quelques milliers de tonnes subventionnées, contre 180 000 tonnes pour les engrais chimiques), faible production locale, formation des cultivateurs, etc.

Avant de partir pour la prière du vendredi, Ngagne Diop soulève quand même une dernière piste, souvent oubliée dans la course aux rendements : « Les pertes post-récoltes, ça aussi c’est de l’argent ! » Soit ces tomates, oignons ou pommes de terre qui pourrissent dans les champs ou sur les marchés faute de stockage. Toutes filières confondues, elles représentent au Sénégal entre 13 % et 70 % de la production, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

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