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Le double héritage de Jacques Delors

Une figure politique singulière disparaît avec Jacques Delors. Autodidacte formé par le syndicalisme chrétien, humaniste inspiré par le personnalisme engagé du philosophe Emmanuel Mounier, profondément convaincu que le compromis patiemment négocié permet plus sûrement de lutter contre les inégalités que les promesses incandescentes de Grand Soir, il laisse derrière lui un double héritage, à la fois français et européen.

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Le premier est le plus contrasté. Jacques Delors a contribué activement à l’ancrage de la gauche dans une culture de gouvernement, après une longue éclipse du pouvoir, en militant sous la présidence de François Mitterrand pour le tournant de la rigueur, en 1983, qui sera considéré par beaucoup au sein de son camp comme une trahison. Mais, en renonçant à une candidature présidentielle en 1995, en dépit de sondages prometteurs, il a manqué également l’occasion de convertir complètement le Parti socialiste à la social-démocratie et à l’économie de marché tempérée par la régulation. Une partie de l’actuelle déréliction de la gauche française découle sans doute de ce renoncement.

Jacques Delors refusait, il est vrai, de se compter parmi « les gens très remarquables » qui « ont pour souci principal de se composer une figure et de jouer un rôle », pour citer l’un de ses pères spirituels, Jean Monnet. Mal à l’aise avec le suffrage universel, il pensait plus utile d’identifier les lieux et les instants dans lesquels il pouvait peser sur le cours des choses, fussent-ils les moins visibles et les moins attendus. C’est ainsi qu’il épaula un premier ministre de droite, Jacques Chaban-Delmas, et plus précisément son projet avorté de « nouvelle société », avant de retrouver la gauche.

Impulsion décisive

Cette nature trouva à partir de 1985 une fonction où s’épanouir dans le poste de président de la Commission des communautés européennes, pendant une décennie faste pour les institutions de la future Union européenne. Le choix de la rigueur, deux ans plus tôt, s’expliquait déjà par la volonté de ne pas sortir du système monétaire européen, alors que s’accélérait la construction européenne.

Son impulsion est décisive dans l’adoption de l’Acte unique, qui crée le marché unique européen, puis avec le traité de Maastricht, enclenchant le mécanisme conduisant à la monnaie commune. Qu’on y ajoute la création des fonds de cohésion pour soutenir l’élargissement de l’Union à de nouveaux entrants, moins bien lotis économiquement que les membres fondateurs, ou encore le programme d’échanges universitaires Erasmus, et on mesure combien Jacques Delors a contribué à « changer la vie » (l’intitulé du programme socialiste de 1972) de centaines de millions d’Européens, à rebours de l’idée reçue qui caricature l’Union comme irrémédiablement éloignée des préoccupations quotidiennes de ses citoyens.

Certes, ce legs européen n’a pas toujours été conforme au triptyque qui le guida tout au long de son mandat : « La concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. » Ce cap reste pourtant ô combien d’actualité, alors que les vents trompeurs de nationalismes étriqués s’apprêtent à déferler sur les élections européennes de juin 2024. Contrairement à ceux qui plaident un jour pour la sortie de l’Union, ou celle de l’euro, pour ensuite changer d’avis, Jacques Delors n’avait jamais varié dans ses convictions.

Le Monde

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