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Robert Darnton, historien : « Avec Emmanuel Le Roy Ladurie, j’ai découvert une histoire sociale, tout aussi scientifique qu’humaine »

Emmanuel Le Roy Ladurie incarnait pour nous, ses confrères d’outre-mer, le métier d’historien : faire comprendre la condition humaine. Il était érudit, certes. Il s’était plongé très jeune dans les archives de Montpellier, il maîtrisait toute la littérature secondaire.

Emmanuel Le Roy Ladurie semblait connaître la France médiévale et moderne comme sa poche. Mais c’est sa vision des petites gens luttant pour se tailler une place au soleil, écrasés par des forces économiques et sociales incommensurables, qui nous a fait comprendre ce qu’est la vocation de l’historien.

Je n’oublierai jamais ma première lecture de son ouvrage Les Paysans de Languedoc (Presses universitaires de France, 1972). La rigueur de la recherche, ainsi que sa fine description d’une paysannerie confrontée à la difficile répartition des terres, m’ont permis d’apprécier ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie appelait la « respiration » d’une population qui augmentait et diminuait à travers les siècles. J’y ai découvert une histoire sociale, tout aussi scientifique qu’humaine.

Il aimait à citer Marc Bloch (1886-1944) : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » Pourtant, il a lancé une histoire du climat où l’homme est inexistant – du moins, jusqu’au XXe siècle, quand son intervention a commencé à transformer la nature même. C’est dire qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a dépassé Marc Bloch, notre maître à nous tous, en utilisant des sciences sociales d’une portée plus exacte que celles dont son prédécesseur disposait.

Ouverture d’esprit et générosité

C’est bien sûr Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, 1975) qui a fait d’Emmanuel Le Roy Ladurie l’historien le plus lu du monde entier. Le succès bien mérité de ce livre représente un autre aspect du génie de son auteur : le talent littéraire. Il savait raconter, il pouvait même faire rire. Il nous a appris qu’il est permis à l’historien d’avoir un sens de l’humour.

Sa manière directe et drôle pouvait vous confondre. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, en 1970 si je me souviens bien, il m’a dit, « Tu t’appelles Bob, n’est-ce pas ? » Je n’étais encore qu’un jeune chercheur, je n’ai pas su quoi répondre, ni sur quel pied me tenir face à un historien aussi éminent qui me tutoyait sans connaître mon nom. En fait, il exprimait ainsi son ouverture d’esprit, la générosité qui l’a toujours animé.

Je me demande souvent pourquoi l’histoire française attire tant d’étrangers. La France a joué un rôle central dans la formation du monde moderne, c’est évident. Mais la France nous touche de près parce que les historiens français ont su faire revivre son passé, non dans un esprit étroitement hexagonal, mais d’une manière propre à nous faire comprendre ce que c’était d’être un homme ou une femme dans une société éloignée de la nôtre. Mieux que tous ses contemporains, Emmanuel Le Roy Ladurie nous a transmis cette connaissance imparfaite mais solide, qui marquera toujours la culture occidentale.

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