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« La théorie “du grand homme” ne saurait, aujourd’hui, être totalement discréditée »

La biographie épique de Napoléon par l’infatigable réalisateur Ridley Scott est sortie le 22 novembre sur nos écrans. Incarnation du pouvoir et de l’ambition – les qualités premières d’un « grand homme » historique –, Napoléon a fasciné nombre de cinéastes, au premier rang desquels Abel Gance, dont le film muet de 1927 est souvent cité comme étant la plus grande œuvre cinématographique de tous les temps. Mais, de nos jours, alors que la majorité des chercheurs se détournent du concept de « grand homme », on peine à trouver des historiens prêts à soutenir une vision aussi héroïque de l’histoire.

Du fait de la trajectoire météorique qui fit de lui le maître d’une grande partie de l’Europe, Napoléon est devenu l’archétype de la théorie du grand homme historique – une école de pensée très en vogue au XIXe siècle, qui voyait l’histoire comme façonnée majoritairement par des individus hors norme. Le Britannique Thomas Carlyle [1795-1881] alla jusqu’à affirmer que « l’histoire du monde n’est rien d’autre que la biographie des grands hommes ».

A la mort de Napoléon, en 1821, nombreux furent ceux qui le saluèrent comme un héros. Il fut souvent présenté comme un libéral et un modernisateur à une époque où la Sainte-Alliance entre la Russie, la Prusse et l’Autriche incarnait le conservatisme le plus rétrograde. Il acquit le statut de saint laïque dans l’esprit de nombreux Français. Pour d’autres, il restera un tyran mégalomaniaque qui mit l’Europe à feu et à sang. Léon Tolstoï, qui fut plus tard son critique le plus féroce, s’emporta, lors d’une visite à la tombe de Napoléon aux Invalides, quand il vit que Borodino [bataille opposant la Grande Armée de Napoléon à l’armée impériale russe, en 1812] figurait sur le sarcophage comme une victoire française, alors que cette bataille avait porté un coup fatal à la Grande Armée.

La poule et l’œuf

C’est sûrement cet incident qui amena en 1869 Tolstoï, dans Guerre et Paix, à élaborer son concept célèbre de « coïncidences à causes multiples », autrement dit l’idée qu’une masse énorme de facteurs s’était combinée pour amener Napoléon à envahir la Russie. Même un roi, avança Tolstoï, est « l’esclave de l’histoire ». Au début du XXe siècle, Freud porta un coup supplémentaire à l’idée de Carlyle en cherchant à étudier le besoin commun à tous les êtres humains de trouver un homme providentiel. Pour lui, l’idée même de grand homme recouvrait la quête collective d’une figure du père.

Au cours des siècles, ce débat n’a pas manqué de ressembler à la parabole de la poule et de l’œuf : sont-ce les grands dirigeants qui déclenchent les grands événements, où les événements créent-ils les conditions permettant à un chef de s’imposer ? Indéniablement, la confusion, l’incertitude et même l’inertie générales dans un contexte de grand désordre offrent au chef résolu un avantage considérable, qu’il s’agisse de Napoléon après la Révolution française ou de Lénine après la révolution russe de février 1917. L’un et l’autre prirent le pouvoir lors d’un interrègne, cette période que le Russe Alexander Herzen [1812-1870] appelle « la veuve enceinte » – quand l’ancien régime a été renversé et que le nouveau n’est pas encore né.

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