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« Paroles de lecteurs » – Crise des banlieues : les élus locaux à la fois responsables et victimes

J’ai beaucoup apprécié l’analyse de François Dubet et Fabien Truong sur la colère des banlieues, publiée dans Le Monde daté du 7 octobre. Leurs images du sas qui devient nasse et du ravalement des façades supposé traiter des problèmes sociaux sont criantes de vérité. Toutefois, il serait bon de dépasser les causes internes à ces territoires et d’interroger le contexte de la société globale.

Je ne me situerai pas comme chercheur en sciences sociales, mais comme observateur de mon territoire. « Déporté » par la grande vague d’exode rural, je l’ai épousé suite à ma thèse de doctorat en géographie sur le grand Corbeil (Essonne). Devenu urbaniste de l’Établissement public pour la ville nouvelle d’Évry, j’habite toujours dans l’un de ces quartiers qui voulaient revenir à la rue, avec surtout de l’habitat collectif.

Une première phase nous a attiré une forte dominante de classes moyennes, mais dans les années 1980-1990, celles-ci ont fui vers les ghettos de riches des plateaux voisins, laissant place aux nouvelles classes populaires provenant de tous les outre-mer. Et nos anciennes écoles de la République sont devenues de puissants moteurs de ségrégation.

Ce qui m’inquiète le plus est de voir ma patrie s’enfoncer dans le désamour de la ville. Depuis que les présidents Giscard d’Estaing et Mitterrand ont allumé un rêve d’Amérique pour tous, basé sur le confort automobile et la maisonnette avec jardin, près des vaches, il n’y a plus que des pauvres assignés à résidence – ou des militants maniaques comme moi – pour désirer encore alimenter la vie d’une collectivité urbaine, désormais modèle dépassé.

La ville est morte, dit-on. Puisque nous sommes tous des urbains, nous pouvons partir à la campagne, pour confirmer une belle ascension individuelle. Dans ce contexte, je trouve significatif – mais scandaleux – le terme de « politique de la ville ». Il assène le constat de leur échec à ceux qui restent pris dans la nasse.

A Créteil, les immeubles appelés

Mais le comportement des « gagnants » est loin d’en être la cause principale. On la trouve plutôt du côté des structures administratives de la France, seul pays d’Europe à compter encore plus de 10 000 communes. Afin de garder le contrôle de l’urbanisme, nos voisins ne cessent d’élargir leurs limites municipales. Corseté dans un jacobinisme bien antérieur à 1789, notre nation en reste à flatter des gestionnaires de services de proximité. Ils seront toujours indispensables, mais pour le moment, ils sont lourdement écrasés par les problèmes de la globalité de la zone construite, assumés par personne.

La grande ville apporte une complexité d’échelle, qui dépasse de loin de braves [élus] volontaires, qui arrivent naïfs suite aux élections locales. Leurs budgets sont loin de les autoriser à s’appuyer sur des services suffisants en nombre et en compétences. Souvent, soucieux d’être débordés par plus éclairés qu’eux, ils craignent leurs techniciens.

En revanche ils sont submergés par des sollicitations d’hommes d’affaires dont ils ne voient pas bien où elles les conduisent. Ainsi s’explique notre anarchie des grandes surfaces commerciales périphériques, unique en Europe. Responsables – à leur insu – du drame de nos banlieues, ils sont eux-mêmes d’abord des victimes, qu’il serait urgent de sortir d’une telle galère.

Les neuf villes nouvelles de l’époque gaullienne furent une tentative pour dépasser cette impuissance. Au nombre de cinq autour de Paris et de quatre autour de métropoles de province, leur but était de structurer des agglomérations amorphes en régions urbaines multipolaires. De faire émerger des sociétés locales maîtresses de leurs destins, rapprochant habitat, emploi et équipements nécessaires pour une vie urbaine complexe.

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L’État apportait la force de proposition, mais les élus tranchaient toujours, grâce à des formes nouvelles de coopération intercommunale. Ainsi l’État implanta sur chaque site une équipe d’une centaine de personnes et plus, comprenant beaucoup d’architectes et d’ingénieurs, mais aussi des paysagistes, géographes, sociologues, économistes… Les représentants des sciences humaines et sociales avaient pour rôle de définir les équipements à construire et de trouver les investisseurs, publics et privés. D’où la dénomination de programmateurs qu’on nous donnait. À côté, les économistes prospectaient les entreprises pour peupler nos zones d’activités.

À Évry, nous avons créé plus de 50 000 emplois, davantage que de logements construits. Les programmateurs eurent aussi pour rôle de préfigurer la vie sociale et culturelle, en fondant des associations d’animation, d’accueil, de formation… à l’échelle des quinze à trente communes. Car l’urbanisme n’est pas qu’une affaire d’architectes et d’ingénieurs. Le but est surtout de faire société.

Mais cette ambition fit long feu. Avec la réforme de l’intercommunalité de 1983, les élus remplacèrent les représentants de l’État à la présidence des agglomérations nouvelles. Et ils s’appliquèrent à recentrer la vie locale sur les vieux clochers. On n’avait plus besoin des dizaines d’animateurs suscités par l’Établissement public d’aménagement. Et les nouveaux présidents s’imposèrent de laisser chaque maire arbitre de ce qui se passerait sur sa commune.

Les premières villes réalisées (surtout Cergy et Évry) avaient été conçues dans les années 1960, époque où les anciens de la Résistance occupaient encore beaucoup de postes-clés dans les ministères. Ils étaient encore exigeants sur la mixité sociale, l’éducation populaire, le rapprochement habitat-emploi. Or dès la fin des années 1970, le rêve de « ville à la campagne » changea la perspective. La ville pouvait s’étaler sur la campagne, mais à trente kilomètres de Paris, une maison est encore chère. Le bas de la classe moyenne, s’il veut s’offrir ce rêve, doit regarder à cent kilomètres, et plus, de son travail.

Arrive l’impératif de sauver la planète. Dans cette optique, Bruno Latour a remis en évidence un objectif de « territoires-bassins de vie », assez proche des villes que nous projetions. Le mérite en serait une adaptation des mesures de la transition à la singularité du secteur. Or aujourd’hui les habitants sont captifs des limites communales. Comme les élus, du reste, ils sont éberlués si vous leur parlez de singularité de leur secteur. Ici, ils sont dans une commune de grande couronne comme les autres, ghetto de riches ou ghetto de pauvres. L’histoire de leur territoire, ses métiers, ses spécialités, les atouts de sa géographie, ne sont pas perçus.

Deux notes d’espoir cependant. En mettant un peu de Gironde dans son administration, la France ne ferait que s’aligner sur l’exemple de ses voisins d’Europe, bien plus fidèles à leurs rites d’inclusion collective. Beaucoup d’exemples de carnavals, brocantes, festivals de toutes sortes, nous avaient servis de repères. […] Et, deuxième note, le principe ZAN (zéro artificialisation nette) oblige déjà les promoteurs immobiliers à trouver du foncier ailleurs qu’à la campagne. Ici ou là, des habitants s’intéressent à nouveau à l’histoire et à la géographie du secteur, pour y atterrir et construire du lien.

André Darmagnac, Evry-Courcouronnes (Essonne)

Le Monde

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