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Le point médian de la discorde : l'écriture inclusive dans le viseur du législateur

Le Sénat a adopté lundi soir une proposition de loi pour une interdiction très large de l’écriture inclusive. Cette décision, qui constitue une victoire pour les détracteurs de ce langage permettant de lutter contre les stéréotypes, cristallise un débat qui fait rage depuis plusieurs années en France.

La langue française est une nouvelle fois au cœur de polémiques politiques. Quelques heures seulement après que le président Emmanuel Macron a rappelé son attachement aux « fondements » de la langue française, le Sénat a adopté, lundi 30 octobre, une proposition de loi visant à interdire l’écriture inclusive dans un large panel de documents.

Les sénateurs ont adopté à 221 voix contre 82 ce texte de la droite visant à « protéger » le français « des dérives de l’écriture dite inclusive ». Le texte, jugé « rétrograde » par la gauche, prévoit de bannir l’écriture inclusive « dans tous les cas où le législateur (et éventuellement le pouvoir réglementaire) exige un document en français », comme un mode d’emploi, un contrat de travail ou un règlement intérieur d’entreprise. Pour devenir une loi, ce texte doit encore être voté par l’Assemblée nationale.

Selon la définition du Larousse, l’écriture dite inclusive est une pratique visant à promouvoir une égalité de représentation entre les hommes et les femmes dans la grammaire française, comme l’utilisation du point médian pour ajouter une terminaison féminine à un mot masculin, par exemple « étudiant·e ». Défendue depuis des années par les courants féministes pour combattre les stéréotypes sexistes, elle est critiquée par certains, vue comme une atteinte à la langue française.

C’est une « contrainte supplémentaire » qui exclut « les personnes en situation de handicap et d’illettrisme », s’est défendu Cédric Vial, sénateur Les Républicains (LR) et rapporteur du texte. En 2021, des chercheurs affirmaient pourtant dans une tribune parue dans Libération que les recherches scientifiques sur le sujet, peu nombreuses, ne prouvent pas ces affirmations.

Pourtant, l’écriture inclusive ne se limite pas au seul point médian. Elle vise aussi à privilégier l’utilisation de mots épicènes – qui n’ont pas de genre grammatical – comme « les spécialistes » plutôt que « les experts », ou une expression englobante, comme « la population française » plutôt que « les Français et les Françaises », ou encore l’accord de proximité, comme « toutes les écoles et collèges ». La double flexion, qui consiste à décliner un terme à la fois au féminin et au masculin – « les Françaises et les Français », « celles et ceux » – est également une forme inclusive, d’ailleurs très largement utilisée dans le langage courant et notamment par le personnel politique.

Une langue qui évolue

Si cette loi passe à l’Assemblée, aura-t-elle un réel effet ? « Sur les documents officiels, oui, mais la langue est un objet avec lequel on se construit tout au long de notre vie et il est difficile de nous imposer d’abandonner des pratiques langagières qu’on a l’habitude d’utiliser », explique Claire Doquet, linguiste, spécialiste de l’écriture scolaire à l’université de Bordeaux. Elle estime que la loi est un « leurre », car elle ne pourra pas « empêcher les individus de continuer à utiliser l’écriture inclusive dans leur vie privée ».

L’écriture inclusive est régulièrement un sujet de débat, comme l’a été la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions initiée dans les années 1980. Cette initiative, portée par les mouvements féministes avec la création en 1984 d’une commission de féminisation des noms de métiers et de fonctions, a immédiatement suscité l’opposition de l’Académie française. Elle aboutit à la circulaire du 11 mars 1986 qui veille à la juste utilisation de ces termes tant au niveau de l’État que dans les différents secteurs d’activité économique et sociale. Il faut ensuite attendre trois autres circulaires, en 1998, 2002 et 2017 pour que cette pratique soit progressivement adoptée. Depuis, de nouvelles formes féminines ont été créées, comme « ingénieure » et « sapeuse-pompière ». D’autres, comme « autrice », ont été réhabilitées. Ce n’est qu’en 2019 que l’Académie française ouvre la porte à la féminisation des noms de métiers en publiant un rapport sur le sujet.

Aujourd’hui encore, l’opposition à la féminisation des noms de métiers est présente dans le débat public. Claire Doquet estime que celle-ci est liée à d’autres enjeux que celui de la langue, prenant l’exemple du terme épicène « ministre ». « On entend encore très souvent ‘Madame ‘le’ ministre« , regrette la linguiste. « Quand des noms de métiers sont perçus comme très prestigieux, certaines personnes tiennent à utiliser le masculin. Cela va au-delà de la langue, ce sont des enjeux de pouvoir. »

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Le point médian de la discorde

La féminisation des noms de métiers a ouvert la voie à la revendication d’un langage plus égalitaire, qui a atteint son apogée à la fin du XXe siècle, et s’est intensifiée avec la troisième vague du féminisme. C’est dans les années 2010 que l’expression d' »écriture inclusive » a vu le jour, avec des techniques comme les accords grammaticaux de proximité, ou encore l’abréviation que permet le point médian, proposée par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), institution rattachée auprès de la Première ministre. Une recommandation qui a rapidement suscité la controverse.

En mars 2017, la publication d’un manuel scolaire en écriture inclusive par les éditions Hatier a également suscité une vive polémique. L’initiative a aussitôt été dénoncée par des militants de la Manif pour tous, tandis que Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, a affirmé qu’il n’existait qu' »une seule langue française, une seule grammaire, une seule République ». De son côté, l’Académie française parle d’un « péril mortel ». La publication de ce manuel a en revanche été saluée par le HCE, qui a félicité Hatier de promouvoir « une éducation égalitaire ». Dans le même temps, 314 membres du corps professoral se sont engagés dans une tribune publiée par Slate à ne plus enseigner la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Puis en mai 2021, Jean-Michel Blanquer a officiellement proscrit, par une circulaire, le recours en classe à l’écriture inclusive, en particulier au point médian, préconisant toutefois la féminisation des métiers et des fonctions. Quelques mois plus tard, l’entrée dans la version en ligne du dictionnaire Le Robert du pronom « iel » – contraction neutre de « il » et « elle », notamment utilisée pour désigner les personnes non binaires – enflamme de nouveau les débats politiques et médiatiques.

Symbole de lutte féministe, l’écriture inclusive est régulièrement attaquée ces dernières années dans le discours politique à travers le monde. « Ce n’est pas une spécificité franco-française. C’est aussi un sujet polémique en Allemagne, en Suède, au Brésil et en Italie, où les normes d’égalité des sexes et des sexualités progressent et où les revendications féministes ont le vent en poupe », explique Gwenaëlle Perrier, maîtresse de conférences en science politique à l’université Sorbonne Paris Nord, spécialiste des questions de genre. « Dans tous ces pays, y compris la France, le camp conservateur a investi ces questions de langage pour réaffirmer un discours antiféministe, de manière relativement discrète. On ne s’attaque pas aux femmes ou aux minorités sexuelles comme groupe social, mais on s’attaque au féminin grammatical et au pronom neutre ‘iel’, par exemple. »

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« La langue française appartient à l’État français »

Lundi, Emmanuel Macron a affirmé pour sa part qu’en français « le masculin fait le neutre ». De quoi faire tiquer les linguistes. « La langue française n’a pas de genre neutre », assure Véronique Perry, linguiste et didacticienne des langues-cultures à l’université Toulouse 3. « Le masculin est le genre générique. Cette règle du ‘masculin l’emporte sur le féminin’ est une décision qui a été prise au XVIIe siècle par l’Académie française. L’objectif de cette règle était de marquer dans la langue la supériorité de l’homme sur la femme. Il s’agit d’une volonté d’oppression par la langue d’une catégorie identifiée comme femme. »

Aujourd’hui, l’Académie française, souvent citée comme référence, n’a pas de pouvoir législatif sur la langue. En réalité, seul l’État peut modifier la forme considérée comme référence. « La langue française appartient à l’État français », rappelle Astrid Guillaume, sémioticienne à l’université Sorbonne Université et historienne de la langue de formation. « Elle appartient plus précisément à la DGLFLF [la délégation générale à la langue française et aux langues de France, NDLR] qui publie régulièrement des rapports pour introduire des mots dans la langue française. Cette dimension politique, et donc juridique, est typiquement française. » L’État ne peut imposer l’évolution de la langue française que dans les contextes officiels, tels que l’administration et l’éducation.

Si les linguistes sont en désaccord sur l’utilisation de l’écriture inclusive, la plupart pensent que la langue est vivante et qu’elle évolue en fonction de l’usage des locuteurs. Astrid Guillaume, qui se dit favorable à l’utilisation du pronom personnel « iel », mais contre l’utilisation du point médian, considère que, si l’écriture inclusive est adoptée par une majorité de Français, elle finira par « entrer dans la langue française d’ici deux siècles, le temps qu’il faut à une langue pour changer. Dans l’histoire de la langue, c’est toujours le plus grand nombre qui l’emporte. »


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