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Procès Dupond-Moretti : pourquoi le ministre de la justice est accusé de « prises illégales d’intérêts »

Le procès d’Eric Dupond-Moretti s’ouvre, lundi 6 novembre, devant la Cour de justice de la République (CJR), une première pour un ministre en exercice devant cette juridiction d’exception, créée spécialement afin de juger les membres du gouvernement français pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions.

Célèbre avocat pénaliste devenu ministre de la justice le 6 juillet 2020, M. Dupond-Moretti doit y répondre d’accusations de prises illégales d’intérêts formulées par les magistrats de la commission d’instruction de la CJR, à la suite d’une longue enquête. Il est accusé d’avoir tenté d’obtenir des sanctions disciplinaires contre quatre magistrats qui avaient enquêté sur ses clients ou ses proches dans deux affaires distinctes, utilisant à son avantage sa fonction ministérielle.

L’affaire du juge Levrault, à Monaco

La première affaire concerne Edouard Levrault. Détaché en 2016 dans la principauté de Monaco, ce juge d’instruction a enquêté sur plusieurs dossiers sensibles et mis en examen des personnalités influentes dans le cadre d’une affaire de corruption : le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, président du club de football de l’AS Monaco, Christophe Haget, le patron de la police judiciaire monégasque, et Philippe Narmino, l’équivalent du ministre de la justice monégasque.

Le juge Levrault n’a pas été renouvelé à son poste en 2019 sur demande du successeur de Philippe Narmino, qui s’est plaint auprès du gouvernement français que le juge « se [permette] de laisser planer des soupçons sur toutes sortes de personnes » et « [souhaite] enquêter à l’intérieur du palais [princier de Monaco] ».

Interrogé par l’émission « Pièces à conviction » de France 3, le 10 juin 2020, le juge Levrault n’est, en retour, pas tendre avec la complaisance de la justice monégasque à l’instar de plusieurs juges français passés dans la principauté. Le magistrat laisse entendre qu’il a été écarté pour avoir mis en cause Dmitri Rybolovlev et Christophe Haget dans ses enquêtes. Avocat des deux hommes, Eric Dupond-Moretti n’apprécie pas du tout ces critiques et qualifie deux jours plus tard le juge de « cow-boy » dans un entretien au quotidien Monaco-Matin. Christophe Haget annonce, pour sa part, porter plainte pour violation du secret de l’instruction et demande la saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour sanctionner les « manquements » du juge.

Or, le 6 juillet 2020, Eric Dupond-Moretti est choisi par Emmanuel Macron pour devenir ministre de la justice. La nomination à la tête du pouvoir judiciaire français d’un avocat impliqué dans de nombreux dossiers de premier plan le place de facto en situation de conflit d’intérêts, ce qui soulève les inquiétudes de nombreux acteurs de l’institution judiciaire.

Le 31 juillet 2020, la directrice de cabinet de M. Dupond-Moretti, Véronique Malbec, ordonne à l’inspection générale de la justice (IGJ) le lancement d’une enquête administrative sur Edouard Levrault, portant à la fois sur ses propos dans l’émission de France 3 et sur la conduite de ses investigations à Monaco. La décision est vivement critiquée par les magistrats et pousse le premier ministre, Jean Castex, à prendre, à l’automne 2020, deux décrets de « déport » censés empêcher le garde des sceaux de s’impliquer dans toutes les affaires « dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ».

Renvoyé devant le CSM à l’issue de cette enquête administrative par Castex lui-même en septembre 2021, le juge a finalement été blanchi un an plus tard : l’instance disciplinaire des magistrats a estimé qu’il ne s’était rendu coupable d’aucun manquement à son devoir.

Entre-temps, l’affaire s’est retournée contre Eric Dupond-Moretti. Le CSM lui a reproché de s’être placé « dans une situation objective de conflit d’intérêts » en ordonnant l’enquête contre le juge, alors même qu’il était un mois avant partie prenante de l’affaire. Si le ministre a tenté pendant l’enquête de la CJR de minimiser son rôle dans les poursuites disciplinaires engagées contre le magistrat, la commission d’instruction a, au contraire, estimé que le ministre ne s’est pas tenu à l’écart de ses anciens dossiers, comme le prévoyaient les décrets de déport. Les juges ont documenté de multiples rendez-vous du ministre avec les protagonistes-clés de l’affaire Levrault :

  • Il a reçu treize fois son ancien associé Antoine Vey au ministère.
  • Il a dîné avec deux hauts personnages de Monaco le 23 octobre 2020, le jour même du premier décret de déport.
  • Il a déjeuné avec la procureure générale de Nîmes saisie de la plainte contre le juge Levrault, qui lui a envoyé un rapport une semaine après le décret de déport.

La commission d’instruction de la CJR estime donc que M. Dupond-Moretti a activement cherché à utiliser ses prérogatives afin de faire sanctionner un juge anticorruption qui enquêtait sur ses clients.

Le résumé de l’affaire du juge Levrault

L’affaire des poursuites disciplinaires contre le PNF

La seconde affaire pour laquelle sera jugé le ministre de la justice relève du même schéma. Elle concerne trois juges du Parquet national financier (PNF), une section du tribunal de Paris spécialisée dans la délinquance économique et financière créée fin 2013, après le scandale provoqué par l’affaire Cahuzac.

Le Monde

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L’affaire commence début 2014 : en pleine enquête sur les soupçons de financement libyen de la première campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, des juges mettent sur écoute l’ancien président sur une discrète ligne téléphonique ouverte au nom de Paul Bismuth par son avocat, Me Thierry Herzog. Mais les policiers comprennent rapidement que quelqu’un a prévenu les intéressés de ces écoutes. Le PNF ouvre alors une enquête (dénommée « 306 ») dans le but d’identifier la source de ces fuites. Dans ce cadre, les policiers épluchent les facturations détaillées (fadettes) de vingt lignes téléphoniques liées aux protagonistes, dont celles d’Eric Dupond-Moretti, ami proche de Me Herzog.

Lorsqu’il découvre, en juin 2020, après les révélations du Point, que ses contacts téléphoniques ont été examinés, l’avocat s’emporte contre les « méthodes de barbouzes » employées par « une clique de juges qui s’autorisent tout », et annonce, le 30 juin 2020, porter plainte pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances » et « abus d’autorité ».

Le lendemain, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, demande à l’IGJ de se pencher sur l’enquête « 306 » du PNF. Mais six jours plus tard, Eric Dupond-Moretti lui succède à la chancellerie, devenant donc le supérieur hiérarchique du parquet contre qui il a porté plainte – ce qui attire immédiatement de vives critiques sur sa situation. Pour calmer les inquiétudes exprimées par les magistrats, M. Dupond-Moretti retire sa plainte le 14 juillet 2020.

Deux mois plus tard, le 15 septembre 2020, l’IGJ rend son rapport, lequel pointe des problèmes de management au PNF, tout en soulignant que l’enquête « 306 » était parfaitement légale et que les magistrats ont eu le souci « de ne pas exposer excessivement la vie privée ou le secret professionnel des titulaires des lignes exploitées ». Une telle inspection de fonctionnement vise uniquement à auditer la qualité de l’organisation d’un service, mais en aucun cas de pointer des responsabilités individuelles. En théorie, l’enquête sur le PNF aurait donc dû n’être suivie que de réformes de l’organisation du parquet.

Mais à la surprise générale, la directrice de cabinet d’Eric Dupond-Moretti ordonne le 18 septembre 2020 des enquêtes administratives contre la patronne du PNF, Eliane Houlette, et deux des sept juges chargés de l’enquête « 306 », Ulrika Delaunay-Weiss et Patrice Amar. Dans une démarche inédite, le ministre cite publiquement les noms des trois magistrats visés dans un communiqué de presse, ce qui choque la magistrature et viole le secret de l’enquête administrative.

Lire l’enquête : Article réservé à nos abonnés Les sombres coulisses du Parquet national financier

M. Dupond-Moretti et Mme Malbec se défendent d’avoir voulu obtenir des sanctions infondées contre ces magistrats, mais l’enquête de la CJR démontre l’inverse : la veille de la réception officielle du rapport de l’IGJ, le ministre a chargé une haute fonctionnaire du ministère d’expertiser le rapport et de rédiger la lettre de mission justifiant le lancement de trois enquêtes administratives. Le lendemain, Eric Dupond-Moretti a confié à Sophie Rey, la secrétaire générale du CSM, qu’il avait l’intention de saisir le Conseil pour sanctionner les magistrats, avant même que les enquêtes administratives ne débutent.

De fait, Jean Castex a par la suite renvoyé devant le CSM Eliane Houlette et Patrice Amar, alors même que le rapport de l’IGJ concluait qu’ils avaient « agi dans le cadre de la loi ». Les auditions menées par la CJR ont montré que le cabinet du premier ministre est intervenu auprès de la direction des services judiciaires (DSJ) pour renvoyer Eliane Houlette devant le CSM, à rebours de l’analyse de la DSJ pour qui aucun des magistrats ne devait être poursuivi. Le renvoi d’Amar au disciplinaire a, quant à lui, été décidé unilatéralement par Matignon, qui s’est affranchi des recommandations à la fois de l’IGJ et de la DSJ.

La décision finale du CSM a donné tort à Jean Castex et Eric Dupond-Moretti en blanchissant, le 19 octobre 2022, les deux magistrats, qui n’ont « commis aucune faute disciplinaire », estimant qu’il « n’y a pas lieu » de les sanctionner.

Comme dans le cas Levrault, cette affaire s’est retournée contre Eric Dupond-Moretti. Pour ces deux dossiers, le ministre a été mis en examen le 16 juillet 2021 pour « prises illégales d’intérêts », avant d’être renvoyé en procès le 3 octobre 2022.

Le résumé de l’affaire du PNF

L’audience, qui s’ouvre lundi 6 novembre, devrait durer jusqu’au 17 novembre. Le ministre encourt cinq ans de prison, 500 000 euros d’amende et une peine complémentaire d’inéligibilité. Il sera jugé par un panel de trois magistrats professionnels, six députés et six sénateurs.

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