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Au Kenya, la visite du roi Charles III à l’heure de la remise en cause de l’héritage colonial britannique

Le roi Charles III (à gauche) en compagnie du président kényan William Ruto (au centre) lors de la cérémonie d’accueil à la State House de Nairobi, le 31 octobre 2023.

Pour sa première visite dans un pays du Commonwealth, le roi Charles III a choisi le Kenya, le pays où sa mère, la reine Elizabeth II a appris son accession au trône d’Angleterre en 1952, où son fils, le prince William, a demandé la main de sa femme, Kate Middleton. Mais ce n’est pas de l’histoire familiale que le roi est venu étudier. Après son face-à-face avec le président William Ruto, le programme du roi sera composé de rencontres avec des entrepreneurs de Nairobi et des associations de protection de la nature.

Alors que l’ancienne colonie britannique célèbre cette année les soixante ans de son indépendance, le 12 décembre 1963, il a aussi promis de ne pas négliger « les aspects les plus douloureux » de l’histoire entre les deux pays. Charles III « prendra le temps (…) d’approfondir sa compréhension des torts subis dans cette période par le peuple kényan », notamment la sanglante répression de la révolte des Mau Mau (1952-1960), qui a fait plus de 10 000 morts. Durant cette même période, les colons britanniques ont détenu plus d’un million de Kényans et expropriés des centaines de milliers d’individus.

Bien loin de la contestation qui vise la France dans ses anciennes colonies au Sahel (au Mali, au Burkina Faso et au Niger), les détracteurs de l’ancienne puissance coloniale britannique peinent à se faire entendre au Kenya. Le gouvernement kényan est soucieux d’éviter que les questions mémorielles ne perturbent la visite royale et a interdit les manifestations hostiles à la présence du monarque. Au sein de la société civile, les critiques ne s’expriment pas de manière collective, mais plutôt au travers de luttes locales, souvent liées à des conflits fonciers.

Plantations de thé

Perchées sur des hauts plateaux, à 250 kilomètres à l’ouest de la capitale Nairobi, les immenses plantations de thé de Kericho sont au cœur de ces griefs. Ces vallons brumeux et humides, couleur vert bouteille, couverts de thé à perte de vue, ont de faux airs de campagne anglaise. Dans les environs, pour se donner du baume au cœur, on s’amuse à dire que les colons britanniques s’y seraient installés après y avoir reconnu un climat familier.

Sauf que la raison est toute autre : Kericho et ses environs bénéficient de conditions climatiques idéales pour cultiver le thé, dont le Kenya est le troisième exportateur mondial. La couronne britannique a confisqué plus de 40 000 hectares aux Talai et Kipsigi dans la zone à partir de 1902. Des terres fertiles qui sont aujourd’hui encore aux mains de plusieurs multinationales britanniques, telles que Unilever.

« Ici, c’est toujours une colonie ! », s’indigne Joel Kimeto, un représentant kipsigi, en pointant du doigt les 10 000 hectares de plantations appartenant à l’entreprise écossaise James Finlay. Elle les a acquis en 1925 durant la période coloniale, à la suite d’expropriations menées par l’armée anglaise. « Les multinationales se gavent encore d’argent en cultivant des terres qu’elles ont prises de manière illégale, tandis que nous, nous n’avons rien », continue M. Kimeto.

« Les terres appartiennent toujours aux étrangers »

Les Kipsigi et les Talai sont à l’époque déplacés par centaines de milliers dans des réserves autochtones, précurseurs des bantoustans d’Afrique du Sud. Tito Arap Mitei y a vécu avec ses parents dans les années 1930. L’homme, centenaire, les yeux brûlés par le soleil, avait l’espoir que tout change à l’indépendance, en 1963. « Rien n’a bougé, c’est comme à l’époque, les terres appartiennent toujours aux étrangers », souligne-t-il, non loin de la route qui sépare les plantations britanniques des anciennes réserves autochtones.

Au moment de l’indépendance, l’ancienne puissance coloniale et le premier gouvernement kényan de Jomo Kenyatta passent des accords fonciers qui entérinent la propriété des sociétés anglaises. « L’exploitation abusive des ressources qui se déroulent aujourd’hui au Kenya découle directement de crimes coloniaux passés sous silence », s’insurge Peter Herbert, avocat anglais et président de la Society of Black Lawyers.

Joel Kimeto, un représentant kipsigi, devant la plantation de thé appartenant à l’entreprise écossaise James Finlay, à Kericho, le 30 octobre 2023.

Les 120 000 descendants kipsigi et talai ont adressé une pétition en ce sens aux Nations unies en 2019 et ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2022. Un rapport de l’ONU, paru en 2021, prend fait et cause pour les deux communautés et recommande l’établissement d’un processus de réparation « qui doit inclure des mesures de restitution, d’indemnisation et de réhabilitation » par le Royaume-Uni.

Mais Londres se mure dans le silence depuis 2013, date à laquelle elle a indemnisé 5 200 vétérans pour plus de 23 millions d’euros et a reconnu sa responsabilité dans le meurtre, la torture et la détention de dizaines de milliers de Kényans durant la répression de la révolte des Mau Mau.

Des appels à la reconnaissance des crimes coloniaux

« Nous avons été clairs, nous avons payé une somme colossale aux vétérans mau mau (…). Nous avons exprimé nos regrets et nous pensons que c’est la bonne chose à faire », avançait Neil Wigan, l’ambassadeur anglais à Nairobi, lors d’une interview à la télévision kényane la semaine dernière. Un nouvel acte de repentance, aux yeux de la monarchie, pourrait entraîner une salve de réclamations à travers les cinquante-cinq autres pays membres du Commonwealth.

Car la visite de Charles III intervient à un moment où les appels à la reconnaissance des crimes coloniaux sont de plus en plus forts, y compris au sein du Parlement britannique. « Cette réticence à reconnaître les crimes coloniaux est contre-productive, assène la députée travailliste d’origine ghanéenne Bellavia Ribeiro-Addy. Le Royaume-Uni doit comprendre qu’il n’est qu’une petite île dans un monde en pleine mutation, où la reconnaissance de ces crimes devient un acte diplomatique nécessaire pour établir de bonnes relations. »

De plus, les critiques au Kenya ne se limitent pas aux crimes passés, mais englobent également la présence britannique actuelle, notamment la base militaire anglaise de la Batuk, à Nanyuki, qui se retrouve au cœur de plusieurs controverses. L’assassinat d’Agnes Wanjiru, une jeune femme retrouvée sans vie en 2021, a fait éclater au grand jour l’impunité dont jouissent les soldats de l’ancienne puissance coloniale, qui suivent des entraînements au Kenya tous les ans.

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Un soldat britannique est soupçonné dans cette affaire qui fut vite enterrée par la hiérarchie militaire kényane. En 2003, Amnesty International affirmait avoir répertorié 650 accusations de viols contre des soldats britanniques au Kenya entre 1965 et 2001, dénonçant des « décennies d’impunité ».

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