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« Grâce à Daniel Cohen, un petit problème d’économie devenait toujours une grande question de société »

Il est difficile d’imaginer le vide que laisse le décès brutal de Daniel Cohen. Parce qu’il est tout aussi difficile d’exagérer l’influence que ce passeur génial a eue sur tant de générations d’économistes français. Comme chercheur évidemment, comme pédagogue et comme intellectuel surtout, mais aussi comme créateur et animateur infatigable d’institutions pour la recherche en sciences sociales en France et en Europe. Le succès d’une certaine école, d’une maniera française de faire de l’économie lui doit immensément.

Nous sommes nombreux à devoir à Daniel Cohen d’être devenus économistes, et j’aimerais retracer brièvement la chance incroyable qui nous a été donnée de pouvoir l’avoir comme maître. Pour cela, il faut commencer par cette scène que, je le sais, beaucoup d’autres ont vécue, sous une forme ou une autre. Pour moi, c’était le premier séminaire d’économie à l’Ecole normale supérieure (ENS). Il faut imaginer les ados que nous étions, vaguement insolents dans leurs prétentions intellectuelles mais franchement incultes, pas trop sûrs de ce que nous voulions faire dans la vie, cinq ou six, pas plus, entrer dans cette petite salle où nous attendait Daniel Cohen.

Et là, le show peut commencer : deux mille ans de développement économique racontés en trente minutes, deux cents ans d’histoire des théories économiques dans les trente minutes qui suivent. Ça convoque Malthus, Schumpeter ou Robert Lucas, mais aussi Jankélévitch, Koyré et Proust ! Les mains s’agitent, le débit de mitraillette, la voix qui part dans les aigus. L’esprit et le corps sautent comme un cabri, d’une idée à l’autre, de la chaise au tableau, pour y dériver trois équations, tout est là, intuition géniale. Ça va vite, très vite ! Mais tout paraît limpide, et nouveau. Original et rigoureux. Le monde soudain se densifie. L’économie, science lugubre dont nous ne connaissions alors que les modèles sortis de manuels arides, soudainement prenait chair. Et ce style ! Car Daniel Cohen avait vraiment un intellect d’une classe folle. Un vrai panache. C’était réjouissant, enthousiasmant. Sans le savoir, vous veniez de toper avec Charon, vous étiez déjà passé sur l’autre rive : impossible de ne pas vouloir poursuivre avec lui cette quête du gai savoir !

Un humanisme radical

Par son intelligence et sa culture, par ses talents inégalés de pédagogue, Daniel Cohen nous inspirait une incroyable admiration et une grande déférence. Mais cela sans aucun des atours du potentat académique. Car il était attachant, accessible, et drôle. Je ne trahis personne en disant que nous nous sommes tous beaucoup amusés à l’imiter. Daniel rayonnait par sa bienveillance : il nous a accueillis, dans un vrai compagnonnage. Car ce qu’il transmettait, ce n’était pas sa Weltanschauung [conception du monde], mais une certaine idée du savoir.

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